Cet article a été écrit dans le cadre de mes études à l'École Supérieure de Journalisme de Paris.
La consigne était de rédiger un reportage pour la presse quotidienne dans un théâtre occupé. J'ai pu entrer dans le théâtre de l'Odéon..
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Occupons ! Occupons ! Occupons !
« Dans le sillage de l’occupation des ronds-points, nous occupons l’Odéon ». Le 4 mars à Paris, quelques dizaines de manifestants décidés pénètrent dans le théâtre de l’Odéon. Trois semaines plus tard, l’occupation du théâtre dure toujours. Reportage sur ce lieu déjà occupé en mai 1968, où les luttes semblent converger.
Le message n’a été envoyé qu’à quelques dizaines de personnes. « Regroupement près de la station Odéon, pendant la manif’. » La manif’, c’est celle organisée le 4 mars par la CGT. Comme à Marseille, Bordeaux ou Nice, le syndicat bat le pavé pour dénoncer le manque de soutien du gouvernement au secteur de la culture. Un an après le début de la crise sanitaire de la Covid-19, les théâtres, les musées et les cinémas gardent portes closes. Aucune perspective de réouverture. Le 4 mars à 15 heures, un petit attroupement se forme autour de la statue de Danton. Peut-être influencé par le bronze qui les surplombe, « tout s’émeut, tout s’ébranle, tout brûle de combattre ». Dirigé par trois hommes, le groupe prend la rue de l’Odéon et se dirige rapidement vers le théâtre du même nom dont on distingue au loin les colonnes.
Thomas est parmi eux. La vingtaine, il raconte cette journée d’une voix calme, le visage encadré par de long cheveux bouclés, soignés malgré ses conditions de vie. Ce musicien — harmoniciste dans différents groupes de musique du monde — dort tous les soirs dans une des loges du théâtre. Le bâtiment est occupé par quelques dizaines de manifestants depuis cette journée du 4 mars. « C’était une opération coup de poing ! », s’exclame-t-il. Joignant le geste à la parole, il frappe l’accoudoir recouvert de velours de sa chaise haute. Nous sommes dans le couloir du deuxième étage du théâtre. Pour y parvenir, il a fallu entrer dans une zone de guerre : identité longuement vérifiée, foulard pour être identifié en permanence et surtout différencié des occupants.
Thomas reprend : « Pénétrer dans le ministère de la Culture, puis occuper la Philarmonie n’a pas suffi. Nous voulions juste être entendu : nous avons négocié un temps d’antenne pendant les Victoires de la musique. Il a fallu aller plus loin. » L’envahissement du théâtre s’est déroulé sans accroc. La direction du théâtre a ouvert les portes et accueilli les manifestants « comme si c’était les Journées du patrimoine », se souvient-il. Mais rapidement, le ton change. « On nous a autorisé à dormir dans les loges. Mais ils ont allumés les lumières de la salle toutes les nuits, explique le jeune musicien. On nous a fait comprendre que nous n’étions pas les bienvenus. » Après quelques jours à dormir sur la moquette rouge, Thomas craque et quitte le théâtre, emmenant quelques personnes avec lui. Des 80 envahisseurs du 4 mars ne restent que 20 occupants. Le mouvement semble être à bout de souffle.
« Quand je suis rentré chez moi, j’ai fait le tour des médias. J’ai constaté que personne ne parlait de ce que nous faisions. J’ai trouvé ça injuste. Je suis donc revenu, en force », assène l’intermittent du spectacle. Contre l’avis de la direction, 40 personnes forcent l’entrée du théâtre et rejoignent les 20 « irréductibles ». Dans la bousculade, un vigile est blessé. « Je le connais, il va bien. Tu sais, ils sont dans la même galère que nous », affirme Thomas. Depuis, les occupants se sont organisés.
Le théâtre reste propre grâce au personnel de ménage, et trois repas quotidiens sont assurés. Dans les couloirs aux murs crèmes, quelques indices trahissent la présence des manifestants : des serviettes sèchent sur des chaises et une paire de basket noire a été oubliée en bas d’un escalier. Sur le plateau, une répétition se déroule pour un spectacle qui devrait être donné dans quelques semaines. Si le théâtre rouvre !
Les loges ne sont occupées que la nuit. Dans le hall les escaliers en marbre sont recouverts par des banderoles en confection. Le lustre en cristal éclaire un panneau « Réapproprions-nous l’avenir ». Une des muses du théâtre porte un gilet jaune.
Thomas s’interrompt au passage d’une femme. L’air fatigué, elle semble vouloir ajouter quelque chose. Après un geste de Thomas, elle s’écrie : « Oui, nous sommes tous dans la même galère ! ». Marie-Noëlle est guide touristique depuis 35 ans. À bientôt 60 ans, elle ne touche pas d’aide de l’État depuis le début de la crise sanitaire. « Seuls les auto-entrepreneurs y ont droit, regrette-t-elle. Ils touchent 1500€ par mois. » Pour les autres, le gouvernement a promis 900€. « Mais dans les faits, c’est un complément. Une amie à moi a reçu 18€ d’aide, car elle avait réussi à gagner 882€ de son côté, ajoute Marie-Noëlle. Mais qui peut vivre en France avec 900€ par mois ? ». Tremblante de colère dans son pull rouge, elle ajoute : « La COVID révèle à tous les inégalités française. C’est pour ça que nous sommes réunis ici. » Un appel retentit alors dans le hall : « L’AG va bientôt commencer ! » Un homme plaisante : « Il va falloir partir, on ne veut pas d’espions ! ».
Le plaisantin à la tenue soignée et aux derbies beige clair cirées s’appelle Jean. Maître d’hôtel depuis 8 ans, il a « côtoyé de près plusieurs ministres ». D’un naturel bavard, il s’emporte : « Notre salaire est bon car nous travaillons beaucoup. L’État nous aide pendant nos vacances. Mais là, rien, s’indigne-t-il. Certains ont du revendre leur maison et sont retournés vivre chez leurs parents. Avant de conclure : « Dans notre métier nous devons être silencieux. Nous l’avons tellement été qu’on nous a oubliés. Maintenant, ça suffit. »
Comme Thomas et Marie-Noëlle, Jean peut compter sur le soutien de révoltés de longue date, les “gilets jaunes“. Au moins deux d’entre eux sont là dans le théâtre. Franck et Laurie devisent tranquillement autour d’un café, sur la terrasse du théâtre. Ce sont tous les deux des “gilets jaunes“ de la première heure, sur les ronds-points dès 2018.
Comme les autres occupants du théâtre, leurs origines sont hétéroclites. Franck, habillé de noir, se décrit d’une voix douce comme photographe de manifestation. Laurie travaille à Air-France. Elle regarde fréquemment la place de l’Odéon à ses pieds à travers ses lunettes embuées. Pour eux, cette occupation signe le retour de la solidarité. Depuis plusieurs années, ils luttent contre l’égoïsme croissant en France. « Avec les “gilets jaunes“, j’ai enfin retrouvé un groupe solidaire, avec de l’entraide, » approuve Laurie. « C’est aussi l’occasion de montrer une contestation qui se généralise en France et en Europe. Tout le monde est concerné, » renchérit Franck.
Thomas, l’harmoniciste, surgit : le repas est servi. Sur le chemin du hall, il s’assure que la cause commune est claire : « Nous souhaitons le prolongement de l’année blanche pour les intermittents, un retrait de la réforme de l’assurance-chômage, une aide financière pour redémarrer après la crise sanitaire, et des moyens pour garantir nos droits sociaux. » Sur un ton plus léger, il ajoute : « Sinon à quatorze heure, c’est l’agora. On aura des nouvelles de la ZAD ! ».